Note d'intention

ProstituéEs d'Europe

Un autre regard sur la prostitution

En 2007, je commençais un photoreportage sur la prostitution en Europe, motivée par une interrogation permanente sur la place que prenaient la marginalité, le sexe et ses tabous, et la position des femmes dans notre société européenne.

Au fur et à mesure des rencontres et des photographies, je suis passée du terme de prostitution à celui de travail du sexe ou sexwork . Mon questionnement sur la position des femmes a évolué vers celui d'une définition du féminisme actuel. Les questions autour de la marginalité se confondent avec celles du libre-arbitre et de la victimisation. Les interrogations sur la sexualité dans notre société se sont accentués, constatant un contraste de plus en plus fort entre l'affichage généralisé d'une sexualité toujours plus provocante et un retour des mœurs à une pudeur paradoxale.

Travailler autour de cette thématique m'a permis de constater la diversité que représentait le travail du sexe, de prendre conscience des problèmes sanitaires liés aux pratiques sexuelles et érotiques, me rapprochant des associations de luttes contre le sida, de prévention, mais aussi de luttes contre les discriminations.

Travailler autour de cette thématique m'a surtout donné l'envie de fournir une réflexion sur le travail du sexe au sens le plus large du terme, des fantasmes qu'il suscite et sa place dans notre société.

Mon rôle en tant qu'artiste est avant tout de poser des questions, mettre le doigt sur des injustices et des inégalités, et surtout être à l'écoute et permettre un dialogue entre les différents acteurs d'une société sur des sujets qui, tabous ou non, nous touchent et nous questionnent.

Mon parti pris en tant que photographe pour le photo-reportage Prostitutes of Europe a été de rencontrer des travailleurEs du sexe dans l'intimité, et de les photographier en civil autour d´un café. Une manière d'inviter les spectateurs de l'exposition à reconsidérer ces personnes comme des femmes et des hommes avant de n'être que des prostituéEs.

Car, s'il y a bien une catégorie de personnes dont beaucoup semblent s'accorder le droit de parler à leur place, c'est bien les prostituéEs. Comme si, inconscientes, elles ne pouvaient pas être considérées comme de vrais adultes.

Les personnes rencontrées acceptaient sans problèmes de me recevoir chez elles et de me dévoiler une partie de leur vie intime. Le plus important pour elles étaient de faire reconnaître leurs droits, leur citoyenneté, et de se réapproprier leur image, leur conscience et leur corps.

Un droit souvent compromis par les politiques et les discours moralisateurs et par un certain féminisme. Ce féminisme qui pensait lutter contre la domination masculine et le patriarcat, en faisait paradoxalement l'apologie, à travers le refus du droit de conscience et de liberté de l'utilisation de son corps à des femmes choisissant d'en faire autre chose que ce que ces féministes avaient décidé être acceptable ou non. Comme s'il y´avait une hiérarchisation dans la valeur « femme », comme si une prostituée n'était pas assez respectable pour être entendue comme ce qu'elle était avant tout : une femme.

Pendant deux ans je n'ai rencontré que des prostituéEs indépendantes à travers l'Europe, attachées ni à un proxénète, ni à un réseau, ni à une quelconque forme de toxicomanie ou d´alcoolisme. Evidemment cela existe, notamment du côté des immigrantes africaines et de l'Europe de l´Est. Mais à mes yeux cela s'apparente plus à un problème politique et économique, engendrant des trafics et surtout du marché noir de la même manière qu´on peut le retrouver dans des secteurs comme le bâtiment, le textile ou la restauration.

Les travailleurEs du sexe et les associations que j'ai rencontré sont les premières à lutter contre ces situations dramatiques ; ce que évidemment aucune association abolitionniste ne veut entendre, comprendre et admettre. Comme beaucoup de personnes, elles considérent qu'une prostituée est forcément aliénée et qu'il est impossible de se prostituer par choix, parce que vendre son corps touche forcément à la dignité de la personne et que la prostitution n'est pas un métier dans la mesure où personne ne rêve de devenir prostituée en étant enfant.

Ces deux arguments restent tenaces dans les mœurs malgré leur absurdité facilement identifiable. Aller voir une travailleuse du sexe n'est pas comparable à faire ses courses chez l'épicier ou le boucher du coin. Celle-ci ne vend pas son corps mais bien un service sexuel, comme me le répéta d'ailleurs Gaby, une ancienne du bois de Boulogne : « J'entends souvent que l'on vend nos corps…n´importe quoi ! Même un cor au pied je ne l'ai jamais vendu ! ».

Le deuxième argument concernant le rêve d´enfant est tout aussi absurde. Je me demande si les personnes qui l'avancent se rendent bien compte qu'on vit dans un monde où 90% des gens n'exercent pas le métier dont ils avaient rêvé enfants. Pour ma part je pense sérieusement qu'il y a moins de dignité à se détruire physiquement cinquante heures par semaine dans une usine ou à faire la secrétaire chez un vieux patron ingrat et tyrannique qu'à fournir un service sexuel où les règles, les horaires et les tarifs sont établis par une seule personne : la travailleuse du sexe.

La sexualité est certainement l'une des choses les plus subjectives qui existe et chacun a une relation à son corps différente. La position de certaines féministes est d'autant plus choquante qu'elles refusent de laisser les travailleurEs du sexe faire ce qu'elles veulent de leur corps.

Elles se revendiquent pourtant d'un mouvement qui s'est battu pour que les femmes disposent de leur corps librement notamment avec la contraception et le droit à l'avortement. Les prostituées ne sont-elles donc pas des femmes ? Le vrai problème c'est que la prostitution touche trop à l'intime et je ne comprends pas pourquoi autant de personnes se permettent de vouloir penser à la place d'autres personnes, à la place de leur corps, à la place de leur sexe.

Comme me l'avoua Sonia: « C´est à cause du stigmate de la société que notre vie privée est parfois difficile, mais pas à cause de l'activité elle-même ».

L'exposition, diffusée à 11 reprises dans 5 pays européens, a également permis de répondre à tous ces questionnements, à travers une documentation complète   ( témoignages, études diverses sur la situation de la prostitution dans chaque état européen, le travail fourni par les associations, le pourcentage d'hommes dans l'activité, l'aspect politique et sanitaire, la traite et les problématiques qui y sont liées, manifestes et déclarations….) et une multitude de rencontres, conférences, projections et ateliers. C'est avec ce matériel précis, objectif et honnête que chacun des visiteurs a pu se faire un avis sur ce sujet brulant. Un avis plus concret et souvent différent de ce que les discours médiatisés et les stéréotypes peuvent apporter.

Mon travail d'artiste c'est aussi cela : donner la parole à celles et ceux qui se la voient trop souvent confisquer. Parler d´un sujet tabou dans une société, se renseigner objectivement sur tous les aspects et permettre à des personnes visitant l'exposition de se faire un avis à partir d'informations concrètes. Une manière d'inviter, à travers l'Art, le public à réfléchir par lui-même sur un sujet difficile et manipulé à souhaits.

Mathilde Bouvard